« Je suis une invitation », un projet d'écriture en construction de Yann Febvre développé autour de l’exposition « Le rêve d’une chose », Maison Salvan.

Tu as pressé « play » sur Palaces of Montezuma de Grinderman. Tu as essuyé une larme. Tu as remis des pas devant tes pieds. Dans ton costume de paille, tu as couru tes amis, déversé mille mots et clichés oubliés, approché des lieux délaissés, piétiné, émietté, brûlé tes tourments. Tu as remis du lustre dans ton regard, raccommodé tes trous de mémoire, redressé tes blessures, essayé d’être là où il faut, comme il faut.
Tu as vu des cortèges de fleurs dopées aux anxiolytiques, tu as vu des anges vomir des vipères, des morts manipulés. Tu as vu des constructions se disloquer brusquement, d’impensables fondations se recomposer. Tu as vu des journées s’étendre sur des décennies. Tu as vu l’indicible se présenter presque chaque jour. Tu t’es vu du poison dans les idées.
Tu as essuyé ta rage. Tu as bondi par-dessus les tables, couru résolument vite vers nulle part. Tu as brisé les planchers par trop de cris sourds, avalé des cailloux par dizaine à ensevelir toute parole, mordu profond dans ta chair pour t’endormir enfin.
Tu as senti la terre se découper en parts inégales, lâchetés et mensonges dressés comme des icônes. Tu as senti des pluies d’objets disparates trouer toute pensée, reprendre tout discours. Tu as senti des vies se rétrécir, tu as senti l’odeur de la souffrance et de la disparition.

Tu vises ton corps de pantin, désarticulé, comme dans l’attente qu’il se rafraîchisse, se recompose, retrouve son allure initiale. Tu penses pouvoir réécrire les évènements qui te poursuivent. Tu penses à reculons, tu réfléchis de travers… valeurs bancales arbitrages délavés moisies couleurs douleurs altérées échanges aigus politiques étouffées histoire moribonde sens dessus dessous fragile émotions distendues travers perdition éthique impostures vomi sacré dissous liens bafoués piétinés liberté oubliée découpée vie décomposés mépris refuges putrides amères paroles obscur vide absolu. Difficile de mettre un mot devant l’autre.
Vise un peu ton corps se déformer, se retourner lentement sur lui-même, t’abandonner. Regarde-le s’élever, flotter, épuisé, et d’un coup, juste d’un coup, être emporté, aspiré à une vitesse effroyable, propulsé plus loin encore que ce que l’on pourrait imaginer. Regarde-le brûler de l’intérieur, se déchirer dans des grincements mécaniques, se consumer trop rapidement. Autour de toi, tout semble se brouiller, tu t’embrouilles. Regarde-toi dévaler les kilomètres à la hâte, briser toutes les frontières, traverser les continents. Un tourbillon. Regarde-toi, en fin de course, t’arrêter net dans ce grand hôtel disloqué aux centaines de chambres tapissées d’images familières . De pièce en pièce tu passes sans vraiment comprendre.

Chambre 404, en habit de lumières, Charles Pennequin confectionne en silence des daïquiris sans discontinuer, jongle avec les bouteilles d’alcool blanc, crache pailles et glaçons dans chaque verre que tu bois, ta tête se met à tourner très vite dans le bon sens. Une parade de cirque. Tu recommences plusieurs fois. Une fanfare au son de cristal. Tu recommences plusieurs fois. Tu recommences plusieurs fois. Tu recommences plusieurs fois.

Des milliers de crabes titubants, chambre 25, jouent des hymnes nationaux, castagnettes aux poignets. Ça sent la note salée, la mayonnaise, le bruissement des ventilateurs et l’humidité. Ça ressemble à l’océan qui s’éloigne.

165, Buster Keaton joue aux dés avec d’innombrables molaires et tu sais que tu n’as vraiment jamais rien compris à tout ça. Puisque que tu es là, tu dis oui. À chaque partie perdue, c’est une droite qu’il te colle. Tu te sens perdre la face, tu sens des dents couler de ta bouche, il en rit tellement. Tu te dis aussi que c’est sûrement hilarant, que tu vas pourtant clairement passer à autre chose. Dans un anglais très approximatif, il t’explique lentement que la situation en vaut certainement une autre, que les parcours de vie sont parfois délicats, qu’il peut t’offrir du cake aux fruits pour compenser, qu’il serait ravi que tu restes encore un peu. Tu continues à penser que tout t’échappe. Il t’annonce fièrement que si tu préfères, Erik Truffaz et Steve McQueen sont dans la chambre d’à côté, bricolent et réparent à longueur de journée, à ce que l’on dit, des canalisations qui ne cessent de flancher. Circuits complexes, tuyaux de cuivre et dérivations, robinets et clés de douze. Tu aimerais en finir.

Tu te retrouves pourtant chambre 78, vide, étonnamment vide et silencieuse, seul une porte dérobée communique avec la chambre 11, vide également, où une nouvelle porte communique avec la chambre 212, tout aussi déserte, qui elle communique avec la chambre 36, qui communique avec la chambre 21, qui communique avec la chambre 162, qui communique avec la chambre 17, qui communique avec la chambre 610, qui communique avec la chambre 19. Tu te dis que tu traverses un véritable non-sens.

Chambre 69, Woody Allen t’apparaît, auréolé d’une lumière vive et multicolore, tournant sur lui-même à grande vitesse, traversant sans cesse la pièce de part en part comme une toupie. Il t’inonde littéralement de mots. Je ne t’attendais pas vraiment et tu n’es pas le premier mais bonjour toi. Appelle-moi comme tu veux s’il te plaît. Tu as vu ma chambre ? Terrible non ? C’est ce que j’ai trouvé de mieux près de tout. Tu en dis quoi, tu en dis quoi ? Tes réponses restent malencontreusement entassées sur le bout de ta langue. Tu as vu mes nouvelles chaussures ? Anglaises, idéales pour avancer. Sais-tu ce que Jean-Luc Godard a dit ? « La photographie, c’est la vérité et le cinéma, c’est vingt-quatre fois la vérité par seconde. » Je te dirais plus tard pourquoi ça n’a aucun sens. Et John Wayne ? « Un western sans indien c’est comme une police sans serif. » Et Jacques Lacan ? « Le savoir est un fantasme qui n’est fait que pour la jouissance. » Tu n’as rien à dire ? « Notre tête est ronde pour permettre à la pensée de changer de direction. », Francis Picabia, ah ah ! Ta bouche reste irrémédiablement entrebâillée et silencieuse. Tu ne devineras jamais avec qui j’ai dîné hier soir. Je te dirais ça à un autre moment. « Une sortie, c’est une entrée que l’on prend dans l’autre sens. », Boris Vian. Je vais te dire, l’avantage d’être intelligent, c’est qu’on peut toujours faire l’imbécile, alors que l’inverse est totalement impossible. Les mots s’accumulent dans ta bouche, tu as l’impression de mâcher un alphabet. Marcel Duchamp ? « On peut voir celui qui regarde, mais on ne peut pas entendre celui qui écoute. » Tu sais que j’ai changé une nouvelle fois de psychanalyste, je ne te dirais pas pourquoi. Regarde mes nouvelles chaussures s’il te plaît. Tu préfères quoi, « Un jour, chacun pensera exactement ce qu’il a envie de penser, et alors tout le monde aura probablement les mêmes opinions. » ou « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, c’est au contraire leur existence sociale qui détermine leur conscience. », Andy Warhol ou Karl Marx ? Je suis allé à Londres spécialement, sache-le. J’ai eu récemment une discussion avec Paul Auster, tu sais, chambre 16. Je te dis ce qu’il m’a confié, « Les histoires n’arrivent qu’à ceux qui sont capables de les raconter. De même, les expériences ne se présentent qu’à ceux qui peuvent les vivre. » Terrible non ? Dis-moi, tu n’aurais pas vu un taxi en entrant ? Ça fait un moment que je l’attends. Tu n’as toujours rien à dire ? Bon je recommence depuis le début. Je ne t’attendais pas vraiment et tu n’es pas le premier mais bonjour toi. Appelle-moi comme tu veux s’il te plaît. Tu as vu ma chambre ? Terrible non ? C’est ce que j’ai trouvé de mieux près de tout. Tu en dis quoi, tu en dis quoi ? Tu as vu mes nouvelles chaussures ? Anglaises, idéales pour avancer… Tu ressens comme une envie de vomir en repartant.

Chambre 74, Louise Bourgeois s’acharne à arracher les pattes de toute sorte d’insectes. Araignées, libellules, fourmis, moustiques ou guêpes se retrouvent rapidement démembrés. Elle organise minutieusement sa collecte par catégories, de petits tas alignés sur une longue table métallique aux rebords gluants d’un liquide jaunâtre. La cérémonie baigne dans un bourdonnement incessant et strident, une odeur piquante. Entre deux comptines, elle te raconte qu’elle parlait elle aussi à tout ce qui bouge, que ce n’était, au final, vraiment vraiment pas une bonne chose, une affaire douteuse, un comportement malencontreux, des histoires chaotiques, une vie sans lendemain. Elle tente de te convaincre d’un ton solennel que toutes les vérités ne sont pas bonnes à prendre, elle te met en garde contre toutes sortes de vanités. Elle te propose pour conclure quelques mouches à mutiler et te ferme la porte au nez.

Sous une pluie fine et brûlante, une cohorte de reporters te prend en photographie sous toutes les coutures, chambre 135. Les appareils crépitent violemment autour de toi et chaque coup de flash te révèle très nettement tous les os de ton corps. Seconde après seconde, ton squelette fumant se présente dans un ordre différent. Tout semble se mélanger à l’intérieur de toi. Clavicule sur cubitus, fémur sur maxillaire, omoplate et radius sous tibia, zygomatique sur rotule, phalanges sous péroné… Tu n’y crois pas, un véritable jeu de construction délaissé. Brusquement chaque reporter se détourne d’un quart de tour vif et acrobatique et c’est maintenant un double de toi qui est mitraillé, et un autre, et un autre, et encore un autre, tous parfaits et reluisants. Tu te sens vraiment démonté. Tout autour de toi la lumière s’évanouit, tu finis dans la pénombre d’un coin de pièce.

À peine la porte entrouverte, les dizaines de motards affairés à courir tous les replis de la chambre 883 déposent motocyclettes, casques et blousons. Une vive fumée au goût de transpiration et d’huile mêlés t’enveloppe rapidement comme une seconde peau. Rangés deux par deux, chacun te salue d’un clin d’œil prononcé et te présente sagement chaque tatouage échoué sur son corps. Tu peux y lire des phrases aussi burlesques que mystérieuses, « Je suis ici et ailleurs », « Regarde à reculons », « Saigne du flanc », « J’ai le contour élastique », « Bleu comme l’enfer », « Trace de carcasse », « Bouge pas tu restes ». Le groupe au grand complet, présentations faites, finit par disparaître rapidement le long d’une bouche d’aération dans un vacarme ébouriffant. Tu restes planté là, au milieu de nulle part. Tu observes tout autour de toi et fixes planchers, murs, portes ou fenêtres, plafonds… chargés, piétinés, inconsolables, vaincus et tu comprends mieux, tu comprends mieux ce qui te file entre les mains, ce qui vit entre les lignes. Et tu imagines, tu imagines regards rivés au loin, envies vissées en tête, parcours déchaînés, existences déboulonnées. La fumée s’épaissit comme une gelée de kérosène. Tu n’as plus besoin de voir, tu comprends mieux.

Tu découvres chambre 4, baigné d’une ambiance plus que suave et sucrée, un lit aux dimensions extravagantes, plusieurs centaines de mètres, oreillers infinis, draps panoramiques, couvertures chatoyantes. Tu plonges dedans et c’est comme nager dans du coton… Tu es la vedette d’un ballet aquatique. Tu improvises parfaitement godilles, battements et entrechats, ronds de jambe et carpés avant, suivis de grands écarts, contretemps et balancés. Tu te sens comme un dieu. Propulsion, synchronisation, précision, hop hop ! Une fluidité, une prestance sans pareil. Tu entends presque la foule émerveillée. Tu virevoltes et virevoltes des heures et des heures durant. Dehors, on croirait que la nuit est bienveillante et éternelle. Tu finis par t’allonger lentement. Tu t’endors enfin.

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